Interview réalisé dans Filigranes № 52

Dans ce numéro, nous avons rendez-vous avec Christian Alix, chercheur en éducation à l'Institut allemand de recherche pédagogique (D.I.P.F., Francfort - RFA) et auteur-compositeur-interprète. Christian Alix écrit les textes et compose les musiques de ses propres chansons mais écrit aussi des poèmes et des histoires pour enfants. Il évoque dans cet entretien une expérience singulière, celle d'auteur-compositeur-interprète.

Des chansons et des partitions

Filigranes: Quand as-tu le sentiment d'être entré en écriture et en chanson?

Christian Alix: J'ai depuis toujours eu envie d'écrire des chansons et de la musique. Je peux assez bien dater la première chanson que j'ai écrite: c'était en 1968-69, au moment où j'étais assistant de langue en Allemagne. Se souvenir d'une chanson qu'on a écrite, c'est assez facile parce qu'il y a un titre, un texte, une musique: « Solitude de toi », ma toute première chanson écrite remonte à 1969!

En réalité, je suis, entré en chanson, tombé dans la chanson et la musique - - comme Obélix dans sa potion magique! - bien avant. Ma mère chantait pour "chasser le diable qui rôdait" comme le dit Félix Leclerc. Mon père, lui, adorait danser. Mon rapport à la musique vient de là.

Vous savez comment ça se passait avant. Il y avait les disques 78 tours – mes parents n’avaient toutefois pas de « tourne-disques », mais surtout, on écoutait les chansons à la TSF, au poste, à la radio. C’était une tradition orale, du bouche à oreille (« Au passant, on reprend sa chanson… » J’entends, j’entends Aragon/Ferrat) Ce n'est pas innocent qu'on ne retenait que des bribes. On fredonnait, on sifflait et on répétait le refrain et un bout de couplet. Les chansons sont faites pour cela. En général on en restait là, sauf à acheter la partition et à l'apprendre par cœur.

Ma mère avait une qualité très précieuse à une époque où on n'avait pas les moyens d'enregistrer les chansons. Ayant exercé le métier de secrétaire, elle savait très bien sténographier. Elle notait donc très vite les textes des chansons qui passaient à la radio et les retranscrivait après! Mes premières expériences d'écriture sont donc, elles aussi, inscrites dans le même registre familial: ma mère gribouillant des paroles en sténo. Ce que je fais maintenant, moi, en écrivant mes propres chansons: quelques bribes vite notées sur un bout de papier…D'ailleurs, à une époque que je n'ai pas connue personnellement mais dont il était beaucoup question dans les récits de mes parents et des adultes, on apprenait en écoutant ce qui se chantait dans les rues: un chanteur ou une chanteuse chantait dans la rue, dans les cours et vendait ensuite la partition…

Dans la famille on chantait à chaque grande occasion. Mon oncle sortait sa pile de partitions et on faisait le tour de table où chacun « poussait » sa chanson, mon oncle servant le cas échéant de souffleur! Cela allait de «En revenant de la rue» à «Nuit de Chine» en passant par «Le temps des cerises », Tino Rossi et Charles Trenet. Tout y passait

Aujourd'hui encore, j'adore acheter des partitions. Plus peut-être que des livres qui n’existaient pas chez mes parents. Je me souviens très bien de la première fois où ma mère nous en a acheté une, à ma sœur et à moi: c'était au mariage d'une cousine en 1957 (J’avais ans 10 ans et ma sœur 4). Il s'agissait de "Gondolier sur ta gondole" (la grande vogue des chansons italiennes!) et de "Marjolaine" de Francis Lemarque.

Filigranes: Dans quel répertoire de chansons as-tu grandi?

Christian Alix: Dans quatre grands registres: en tant qu’enfant dans les chansons enfantines et folkloriques, par ma mère d’abord, mais aussi par l’école et surtout le patronage et les colonies de vacances. Ensuite par la radio et ma famille, le registre de la chanson populaire et de la variété de 1925 à 1960 (De Paul Delmet, Tino Rossi à Gloria Lasso, Georges Ulmer, etc) Ensuite avec « Salut les copains », la radio des jeunes à partir de 1960, c’est-à-dire le rock et la musique d’origine nord-américaine du milieu des années 50 (Elvis Priesley, Eddy Cochrane, Ray Charles. Et enfin, à partir de mon entrée en seconde en 1963, mon adhésion á la bibliothèque municipale de Créteil et á la discothèque de Paris, la chanson dite rive gauche ou poétique ou d’expression. C’est là que j’ai connu et exploré les grands chanteurs (Brassens, Brel, Ferré, Leclerc mais aussi et surtout Jacques Douai). J’ai acheté ensuite un tourne-disques et mon premier disque (Un 45 tours de Jean Ferrat « La montagne » le 23 décembre 1965 – c’est marqué dessus!) C'était donc un répertoire très composite et une trajectoire caractéristique du type de celle de bien des chanteurs de cette époque. Si Comme Brassens qui a été nourri au lait des chansons napolitaines de sa mère, des rengaines, mais aussi des chansons populaires et qui a ensuite fréquenté assidûment la bibliothèque municipale du 14 ème!

Filigranes: Et l'écriture?

Christian Alix: Je suis venu à l'écriture par l'écoute et la lecture. Je suis l’enfant d’une tradition orale. J’ai beaucoup appris d’abord en écoutant et répétant. Ce n’est qu’ à vingt ans qu’une copine m’a traîné chez un prof de guitare pour apprendre à jouer par une copine. Échec total car sa pédagogie n'était pas très adaptée! J'ai donc continué tout seul, apprenant par moi-même. J'essayais de décrypter les partitions, de trouver les accords, de rejouer les harmonies. Ce qui explique que je sois resté assez mauvais lecteur de musique. Par la suite, j’ai beaucoup travaillé la musique et surtout la guitare en tant qu’instrument. Je suis un autodidacte, c’est-à- dire quelqu’un qui a appris par immersion et par imprégnation sans passer au départ par une théorie musicale. Imaginez que vous soyer obliger de mémoriser mos textes, vos poèmes sans savoir écrire ou très mal. Les choses ont changé avec la possibilité d’enregistrer, donc de mémoriser. Depuis un certain temps, je note en les enregistrant toutes mes idées musicales. Je peux ainsi thésauriser toutes mes esquisses. Ce qui m’a handicapé longtemps, c’est le fait de jouer seul. Je n’ai donc pas pu être corrigé musicalement, surtout sur le plan rythmique, ce qui fait que j’ai dû faire beaucoup d’effort ensuite pour acquérir de la précision et chanter « en place». Cela ressemble beaucoup á un accent venant d’une langue étrangère. Il est très difficile de s’en débarrasser sur le tard! J'y arrive mieux maintenant que je note mes propres chansons.

Paroles et musique

Filigranes: Quand tu écris un texte poétique, sans penser d'abord ni chanson ni musique, comment cela se passe-t-il?

Christian Alix: Quand j'écris des textes poétiques je peux me laisser aller. Les contraintes formelles sont moins fortes. Si ce que j'écris doit être une chanson, il faut que "ça fasse chanson"! Tout texte ne fait pas chanson. Le public n'est aussi pas le même et cela a son importance. Il faut des moments de silence quand il y a de la musique. Un spectacle ça se compose: avec des moments de tension, de relâchement, de "digestion".

Filigranes: Tu distingues donc chanson et poème…

Christian Alix: La grande question quand on écrit soi-même, est de savoir ce qui "fait chanson" dans un texte. Il y a bien sûr une musicalité et une rythmicité des mots, mais tous les textes ne sont pas d'emblée des chansons. Il y a donc des façons de faire. Cela tient à la versification, mais aussi au cadrage. Une chanson, c'est le mariage des mots et de la musique, une rencontre deux choses qui ont leur ordre et leur propre. Il va donc falloir trouver cette rencontre très particulière. Il y a des règles et des façons pour essayer d’y arriver. Quand je « bricole » une rencontre, il y a au départ de la mélodie et du rythme. Dans une chanson qui s’appelle « Vroum, vroum » (Enfant, j’adorais me transformer en camion, en voiture ou moto sur le trottoir et partir « à fond la caisse »!), j’avais au départ un rythme de jazz, rapide, effréné qui mène vite à bout de souffle. Petit à petit les premiers mots sont venus (l’idée me travaillait depuis longtemps mais il me fallait des mots): « Pas sitôt descendu sur l’ trottoir/J’pars à fond la caisse/J’avale deux cents mètre de boul’vard/J’passe toutes les vitesses… » C’est là que quelque chose s’embraye, quelque chose se cherche qui se trouve ou se trouve pas! La chanson démarre très vite, mais elle est très calée, au millimètre et c’est le rythme, la musique qui la tient. D’autre part, quand on met un texte en musique, on est amené à le transformer. La chanson pour que ça tourne, il faut que ça soit carré. Il y a un ordre impératif dans la musique qu'on est obligé de suivre. Certaines lois doivent être suivies or le texte peut ne pas toujours coller au rythme musical.

Il n'y a pas que des questions de versification, c'est différent du poème, car la musique amène d’autre couleur (on parle de composition musicale comme de composition picturale. . La question n’est plus seulement celle de la comptabilité de l’ordre (versification et rythme), mais celle des couleurs (mélodie et harmonie): doit-on mettre une musique sur (je dirais plutôt avec les paroles que « sur ») qui dise la même chose, renforce, contredise. C’est entre autre toute la question du mineur et du majeur et surtout du passage du mineur au majeur ou inversement. La musique et ces choses mettent certaines couleurs du texte en relief. C’est encore plus vrai dès lors qu’il y a arrangement et orchestration: « Vroum, vroum » aura une autre couleur si, au lieu d’un simple piano ou rajoute un saxophone haletant par-ci, par là en dialogue avec la voix et le texte. Donc la chanson, c’est la partition plus la voix, les instruments, le corps.

Filigranes: Mais alors comment a-t-on mis en chanson des textes poétiques existants? Aragon et Ferrat, ou … Il n'y avait pas forcément adéquation.

Christian Alix: La mise en musique d'un poème est différente puisque le texte préexiste. Mais en général, que ce soit Léo Ferré, Jean Ferrat, Hélène Martin ou d’autres, ils ne peuvent pas toujours laisser le poème en l'état. Ils choisissent un passage, ils reprennent une partie pour faire un refrain. Un découpage se fait donc, ne serait-ce que par la nécessité d’avoir souvent un refrain, qui n'existe que rarement dans le poème.

Un art de la concision

Filigranes: Ce problème d’accord, de rencontre (que je préférerai à « sychronisation » parce qu’il ne se réfère pas seulement au temps) e synchronisation entre texte et musique est-ce que ça n'a pas pour conséquence que les textes sont finalement courts? Deux trois mots…

Christian Alix: Il y a des règles imposées par le genre lui-même (surtout du fait du « calibrage » radiophonique à l’origine. La durée: entre trois et cinq minutes. Les vieilles chansons à reprendre pourraient avoir 20 couplets, mais elles ne passaient pas à la radio!) Il faut dire l’essentiel en très peu de temps, être d’emblée dans le vif du sujet à l'essentiel linguistiquement et musicalement, quel qu’il soit. C'est un art de la concision. Cela implique l'ellipse. On ne peut pas parler de tout dans les chansons: une chanson=un sujet, une idée. C’est un art de la concision, de la variation et de la précision où il faut accrocher, toucher, faire mouche. Ce qui ne veut pas dire rester à la surface, bien au contraire. Il m'arrive donc de faire des chansons très courtes, parfois même uniquement des débuts de chanson. Je pense au spectacle "Cycle cévenol" que j'ai monté. Il s'agit d'un ensemble chansons + aquarelles, conçu en collaboration avec ma compagne, Regine, peintre. La Voyant produire ses aquarelles, j'ai eu envie de reprendre certains de mes textes anciens et l'idée d’un montage peinture-chanson, d'une expo m'est venue, un peu à la manière de Moussorgski avec les Tableaux d'une exposition. Des chansons et des aquarelles, sans qu'il y ait néanmoins ni volonté de superposition, ni correspondance directe. J'avais notamment dans mes profondes une chanson ancienne, "Châtaigner", créée lors d'un séjour dans les Cévennes. J'en ai écrit d'autres et nous avons cherché un équilibre entre ces deux (trois?) formes différentes, avec la notion de cycle autour d'une thématique.

Composer des chansons, comment l'apprendre?

Christian Alix: Faire des chansons est un métier qui s'apprend. Écrire et interpréter ce qu'on a écrit, encore plus. Pendant vingt ans j'ai fait des chansons sans aucune formation. J'ai vraiment commencé à faire des stages de manière plus suivie depuis quelques années. J'ai emprunté trois directions différentes: la voix, l'écriture (paroles et musique), l'interprétation.

Pour ce qui est de la voix, j'ai pris des cours de chant.

En matière d'interprétation, j'ai découvert l'importance de la présence du corps et l'aspect scénique de la chanson, en particulier des miennes. Chaque chanson est un microcosme dans lequel il faut entrer vite et bien. Je chante maintenant le plus possible sans guitare, car il me semble qu'il n'y a pas d'interprétation scénique si on est trop occupé par un instrument en même temps. Ainsi, pour le spectacle que j'ai donné cet hiver, je suis accompagné d'une pianiste. La chanson est un travail collectif. On chante rarement seul. Ce qui a été pour moi décisif, cela a été la rencontre avec les musiciens. Cela oblige aussi à apprendre des choses nouvelles. Entendre sa musique jouée par quelqu'un d'autre et sur un autre instrument est essentiel. C’est une façon de pouvoir les considérer comme si elles venaient de quelque d’autre. Un très bon test pour juger de leur qualité C'est comme quelqu'un qui lirait les textes de Filigranes à leurs auteurs. J'aimerais que d'autres chantent aussi mes chansons.

Filigranes: Les chansons que tu as nous a donné à entendre, laissent l'impression de grande fluidité et d'un unité de ton…

Christian Alix: C'est certainement lié au fait que je les chante moi-même. Ces chansons font corps avec moi: on peut travailler sa voix, mais on ne peut pas en changer le timbre, ni la tessiture. J’espère en même temps les chanter de telle façon que d’autres puissent les considérer comme leurs chansons, si elles leur plaisent et leur parlent.

La démarche d'écriture

Filigranes: Le processus d'écriture d'une chanson est-il toujours le même?

Christian Alix: Il évolue sans cesse. C'est la questionde la méthode de la création: par quoi commence-ton? Ferrat et Brassens commencent par le texte. Moi je ne peux pas parce que j'aurais trop peur de ne pas arriver à faire une musique. Et aussi parce que la musique me manquerait si je n’avais que les mots. Je peux donc, dans certains cas faire d’abord tout un texte ou prendre le texte exstant déjà de quelqu’un d’autre, mais ce n’est pas ma façon habituelle de travailler. En général, je produis une première esquisse: un embryon de chanson, donc des bouts de paroles et des bribes de musique. Après, ça se développe. Il faut élaborer, écrire le texte, produire de la musique autour de ce noyau initial. J'ai pas mal d'idées musicales. Je joue très souvent sur la guitare et je fais des trouvailles. Très bizarrement j'ai des mots qui viennent se greffer dessus. Imaginez un peu un arbre (Cf. « L’arbre à chansons ») qui pousse d’abord, la musique et puis des oiseaux, les mots, qui viennent se poser sur les branches, l’habiter. Et après ils chantent! Ceci dit, Brassens dirait que son arbre (sic!), c’est d’abord les mots. Enfin, chacun son arbre, mais il en faut un, ça, c’est sûr!

Filigranes: N'aurais-tu pas une préférence pour la musique plutôt que pour les mots?

Christian Alix: Oui et non, j'aime la musique mais j’aime aussi les mots pour leur musique. Mes textes sont des textes écrits, mais j'aime aussi les choses travaillées sur le plan musical, un peu originales, bref de la musique écrite. De la mélodie, des trouvailles harmoniques. J'ai cette d'exigence d'avoir une bonne musique. La chanson, c'est un tout: les paroles certes, mais aussi la musique.

Filigranes: Et le rythme?

Christian Alix: Cela a été très longtemps mon « talon d’Achille » (le titre d’une de mes chansons, non par manque d’intérêt mais du fait que je jouais seul et donc sans être épaulé rythmiquement (cf. plus haut). La tradition de la chanson française est surtout une tradition de la mélodie et de l’harmonie (la lignée des mélodistes dans la chanson de Francis Lemarque à Jean Ferrat) Mais il y a aussi et beaucoup d’influences rythmiques (le swing, le jazz en général, la samba, les musiques africaines) Trenet a introduite et comment définitivement un tradition du swing dans la chanson qui y est très établie depuis (Cf. Nougaro ou d’autres) Pour ce qui est des styles musicaux, j'aime personnellement beaucoup le jazz, la samba, la bossa nova. Dans une chanson qui s'appelle Le talon d'Achille, j'écrivais: "Le jour où je suis né, une petite goutte de jazz m'est tombée sur le nez, et depuis ce jour-là je n'arrête pas de loucher". Beaucoup de mes chansons « balancent » et elles balancent aussi entre des références culturelles et littéraires françaises, mon pays d’origine et des musiques d’ailleurs. contrairement à ce qu’on croit dans certains pays, en Allemagne par exemple où l’on assimile trop vite la chanson à des chanteurs qui ne « balancent » pas ou peu (Brel par exemple), la chanson, dans mon esprit, s’est ouverte à d'autres traditions et musiques européennes et surtout extra européennes, ce qui en fait sa richesse, sa diversité et sa vitalité

Les écoutes, les rencontres nourricières

Christian Alix: Même si je pratique beaucoup l'écriture et la musique, cette activité suppose que je me nourrisse. Je porte une affection particulière à certains (sans oublier les autres): Jean Ferrat, Félix Leclerc, Jacques Douai, Georges Brassens, Jean Vasca, Claude Nougaro, Hélène Martin, Allain Leprest pour les auteurs-compositeurs, à Cora Vaucaire, à Catherine Sauvage pour l’interprétation ou à Romain Didier pour ses mises en musique pour citer quelques noms très vite

Filigranes: Et les rencontres qui ont compté pour toi?

Christian Alix: J'ai toujours rêvé de produire sur les autres l'effet que la chanson avait sur moi. La chanson, c'est magique. Le charme, au sens fort du terme, est un pouvoir extraordinaire. Il n'est pas imposé aux autres. J'aime pouvoir partager avec les autres.J'ai ressenti cela avec beaucoup de personnes qui m'ont formé et avec qui j'ai connu une rencontre, un côtoiement de mondes en interaction. Je pense à Chantal Grimm, à La Bégude de Mazenc, avec qui j'ai fait des stages. J'ai mis très longtemps à trouver une pianiste en Allemagne qui puisse acquérir la culture musicale de la chanson. Rien de tel que de jouer ensemble et de faire de la chanson pour se rendre compte à quel point la chanson est un phénomène culturel que tout le monde ne partage pas. Mais c’est aussi un défi et une chance que de pouvoir créer des chansons ensemble où d’autres influences et d’autres façons de faire peuvent aussi avoir leur place! C'est toute une question en soi. Avec Paul André Maby, qui est un musicien, accompagnateur, arrangeur, là c'est la rencontre avec le complice culturel: j’arrive avec mes petites chansons toutes chaudes, il me dit « vas- y, chante… » On voit alors la technique, la grille d'harmoniques, la partition, et une heure après la chanson est en place, ça tourne, comme on dit dans le métier. Ne reste plus après qu’à la travailler, bien sûr! Tout cela est très peu noté. L'improvisation joue un rôle très important dans l’accompagnement qui est un art indispensable pour la mise en valeur de toute chanson. On ne sait pas d'avance ce qui se passera.Je crée le chemin, mais c'est l'autre qui l'emprunte ensuite…

Filigranes: Comment articule-t-on le métier de chercheur et la passion de la chanson? Quelles passerelles?

Christian Alix: L'écriture nous inscrit dans un temps autre que celui du métier. L'âge aidant et le recul venant, je constate que ce qui m'intéresse et ce qui m’a toujours intéressé, c'est la création. Il en va de même dans le métier de chercheur: ce qui compte, ce sont l'invention et la création. Je suis très mauvais chercheur quand il s'agit de recenser tout ce qui a été écrit sur une question pour en faire un rapport. Ce que j'aime dans le registre du travail scientifique, comme dans celui de la chanson, c'est construire à partir d'éléments disparates, assembler, faire du neuf avec du bric-à-brac. Dans la chanson, c’est indispensable, dans le domaine scientifique qui est le mien, je suis un éclectique. Une vieille tradition mais peu prisé en ces temps de spécialisation et d’expertise. L’interdisciplinarité on en parle beaucoup. Peu de gens osent s’y aventurer. C’est risqué, comme la création! . Quand j'ai fait ma thèse (Pakt mit der Fremdheit/Pacte avec l’altérité), je suis allé prendre en sociologie, en anthropologie, en esthétique des éléments dont j’avais besoin pour construire une approche dialogique des échanges scolaires et éducatifs.

Dans la création de chansons il faut se laisser aller et en même temps observer des règles à propos du rythme, de la versification, de la musicalité des mots, des images. Il s'agit de normes à prendre en compte qui ne sont pas toutes personnelles. Si je prends l'exemple des métaphores, on en développe une et on sait qu'en même temps il ne faut pas vouloir épuiser le sujet. La concision est un art en liaison avec les dimensions affective et esthétique qui font que les auditeurs se mettent à voir! "La poésie, c'est deux mots qui se rencontrent pour la première fois" comme dit… (Qui??? Sais pas!) Voilà une différence entre la démarche scientifique et la démarche créative. Ce que tu crées est une porte ouverte pour la première fois , pour toi en tout cas sur un autre, un ailleurs qui ne peut pas être fini. Même si la chanson, toujours inscrite dans un temps précis, est "finie", elle est en même temps le début de quelque chose que l'on ne maîtrise pas, qu'on laisse aller, qui part, qu'on envoie à d'autres. C’est quand la chanson est finie sur le papier que tout commence.

Filigranes: Comment faire cependant pour aller le plus loin possible? N'y a t il pas le risque de s'arrêter en chemin?

Christian Alix: Comme c'est quelque chose que je partage avec mes auditeurs - je n'y vais pas tout seul - je ne peux pas dire que je ne vais pas assez loin! Je crée/je propose le chemin, mais c'est l'autre qui l'emprunte ensuite…C’est à chacun de me suivre ou pas sur ce chemin, mais surtout de marcher à son pas, de tourner la tête à droite ou à gauche, de s’arrêter ou de continuer, de presser le pas ou de flâner, etc. Chaque auditeur ajoute ce qu'il veut, c'est la condition indispensable!

Mais ce n'est pas toujours facile d’ouvrir le chemin sans l’imposer. Il y a parfois une grande force sous certains mots. Je pense à des chansons que j'ai écrites très vite, avec mon sang et ma chair. Elles constituent quelque chose dont j'ai du mal à me "libérer". Il faut certes de l'émotion dans la chanson, mais, si l'émotion est trop présente, on se met à pleurer en plein récital! Et elle risque d’inonder le public qui introduira une distance pour se protéger. IL faut donc faire en sorte que la distance existe déjà entre soi et sa chanson pour qu’elle soit disponible pour l’auditeur.

Filigranes: Préparer un spectacle, n'est-ce pas se rendre disponible à cette émotion tout en la gardant à distance…

Christian Alix: Oui, tout à fait. C’est exactement le paradoxe. C’est affaire de dosage et de mesure (cf. plus haut) Les façons de faire sont différentes. Jacques Bertin dit qu'il faut surtout penser à autre chose qu'au texte qu'on est en train de chanter! C'est évident que bien des images me remontent dans Ceux d'Ivry ou dans Vingt-trois mètres carrés d'enfance. La chanson, c'est ma madeleine de Proust à moi: "Ce n'était pas loin de Guermantes, sans madeleine ni gouvernante, être Orphée ou bien un héros comme au carnaval de Rio, lundi retour à l'usine, adieu Arthur et Mélusine". Proust a la temps de s’épancher sans risque car ses larmes sur le manuscrit auront le temps de sécher avant d’arriver chez l’imprimeur! Dans la chanson, surtout en scène, le corps est là. C’est une chance, mais c’est aussi un risque: celui de s’exposer mais aussi d’inonder le public avec ses sentiments. Ceci explique aussi la fonction catharstique de la scène pour certains chanteurs et certaines chanteuses. Elle-même toujours présente dans la création, bien sûr!Écrire/chanter, c'est souffrir un peu (sourire ou même rire beaucoup aussi, heureusement!). Mais quand on se met à écrire, on ne peut le faire sans précaution, sans se demander d'où on écrit, sans s'interroger sur ce que l'on va faire quand les mots et les images reviennent. C'est bien de là que ces mots tirent leur force! S'y ajoute la musique. On est alors branché en direct sur l'affectivité! Le là qu’on dit que le courant passe! C'est très immédiat.

La trace, le travail de la mémoire

Filigranes: Comment se procurer tes chansons?

La création, c'est comme les tracts au XIXème siècle: cela ne s'est jamais fait pendant le temps de travail. La transformation, en tout cas l’invention d’une transformation non seulement poétique mais aussi sociale possible, d’une utopie), se fait la nuit! Je travaille à plein temps pour gagner ma vie, car la chanson n’est pas mon gagne-pain. Il faut du temps pour faire un CD (6 mois). Ma vie évolue beaucoup de ce point de vue-là. J'étais chanteur avant de devenir chercheur! Pourtant je suis une seule et même personne: la chanson est une autre façon de dire les mêmes choses.

Par exemple si j'étais amené à réécrire ou à traduire ma thèse de doctorat écrite en 1988 en français, je m'y prendrais autrement. Je me demanderais: comment pourrait-on dire cela autrement? Le langage scientifique n'est qu'une façon parmi d'autres de dire le monde. Il n'est pas la seule, tout cela est très complémentaire et surtout pas exclusif. Je me sentirais très limité si je n'avais qu'une seule façon de parler des choses qui me tiennent à cœur. Le fait d'écrire des chansons, d'avoir recours à ce mode d'expression me permet de dire et de vivre les choses scientifiques différemment. D'avoir recours aux métaphores par exemple, permet des raccourcis et des prolongements d’au autre ordre. Ce n'est pas très bien vu dans le monde scientifique. Alors que dans l'enseignement ou la formation, on sait bien qu'une bonne métaphore fait comprendre beaucoup de choses.

Filigranes: Tes chansons semblent souvent tournées vers la mémoire… Faire des chansons pour se souvenir, c'est ça?

Christian Alix: C’est vrai qu’en vieillissant la mémoire peut devenir un problème! Mais la mienne fonctionne très bien. C’est peut-être pour ça. Blague á part: mes chansons me servent à trouver les mots vraiment importants. De ces mots-là, on n'en a pas beaucoup et on ne les a pas avant de commencer. La création est donc un phénomène anticipatoire: on dit des choses qui viendront sur le plan réflexif bien après! Les mots importants de mon vocabulaire très personnel existaient depuis longtemps: Caniveau, oiseau, chêne, arbre, mais il fallu du temps pour qu’ils viennent à moi dans toute leur lumière… Plus les choses avancent, plus je me sens obsédé par les questions d'espoir. Et pour moi mémoire rime avec espoir. J’ai écrit des chansons où ces termes sont très liés (« Trottoir-espoir », « Nouveau continent » Ce que j'explore c'est une mémoire résolument tournée vers l'avenir, une mémoire d’espoir. L'arbre ne peut pas pousser sans racines. J'ai intitulé mon récital: « L’arbre à chansons » - Chansons d'hier vers demain. On chante pour trouver, pour repérer ses mots à soi, des mots importants. Les mots viennent d’hier car sinon ils n’auraient pas ce poids, cette force (ayant appris une autre langue que le français, l’allemand que je parle aussi bien que ma première langue, j’ai pu constater que les mêmes mots ne se valent pas pour moi. « Caniveau » (en allemand « Rinnstein ») est pour moi un mot-mémoire et pas seulement une désignation. Ce qui fait que je peux pas ou difficilement écrire des chansons en allemand alors que j’écris sans difficulté d’autres textes en allemand. Je pense que je suis un chanteur d’avenir (sic!) Parce que je cherche à faire rimer le plus souvent possible mémoire et espoir

L'édition de chansons

Filigranes: A partir de quel seuil se déclare-t-on "auteur compositeur"?

Christian Alix: C’est une affaire de quantité, de temps et sans doute aussi une manie, un besoin maladif! J'ai écrit 90% de mes chansons ces trois dernières années! C'est une explosion liée à des facteurs personnels et des changements importants. Je suis sans cesse en train de penser aux chansons, d'écrire. Je ne peux pas m'en passer. Je ne fais pas tout passer par le tamis de la chanson, mais c'est quand même une façon d'être.

J'ai actuellement entre 40 et 50 chansons présentables, donc de quoi faire un ou deux CD. Certaines doivent être retravaillées avec un accompagnement de piano. Ce retravail, qui est essentiel, est propre à la chanson. On revient au double aspect des choses: paroles et musique! Je ne peux pas chanter sur une musique qui ne me convient pas. Des compositeurs ont mis de la musique sur mes chansons. J'y retravaille avec eux quand ça ne me plaît pas. Ce processus est très long, avec une relation à l'autre qui n'est jamais facile mais toujours très productive. On assiste à un mûrissement, un dialogue et un frottement qui sont très riches. A la différence de l'écriture poétique, où on ne dit pas à quelqu'un "tu vas faire un texte et on verra après", en musique on demande très clairement à quelqu'un: «Tu ne veux pas essayer de me mettre mon texte en musique? » Il y a quelque chose du dialogue avec autre chose et avec l’Autre inscrit dans la forme elle-même.

Filigranes: La relation opère-t-elle toujours dans le même sens?

Christian Alix: Il m'arrive aussi de mettre en musique des textes pour d'autres. J'aime cela, même si cela ne va pas de soi non plus. Je fais des esquisses. J'ai plusieurs chantiers ouverts en même temps. Quand je bute sur une chanson et que cela ne marche pas, je redémarre ailleurs. Mais , quand les idées viennent, il ne faut pas les lâcher!

La dernière chanson que j'ai faite

Christian Alix: La dernière chanson que j'ai faite est un peu un testament. Je renoue avec l'histoire de l'oiseau. Il y a vingt-cinq ans, j'ai fait ma première chanson sur les oiseaux! "Hier j'ai vu un oiseau, un moineau à Ivry en train de prendre sa douche dans le caniveau". Et là c'est devenu: "Demain je deviendrai oiseau, m'envolerai au devant des flots, j'écrirai des chansons dans l'air, jouées par la mer". Pour cette chanson, j'avais une musique au départ. La musique m’a (r)amené vers ce thème de l’oiseau qui survole les flots, une image inscrite dans la musique, il y avait un vol d’oiseau dans ces quelques mesures à 6/8, dans cette musique apaisante. Puis des mots viennent se poser dessus, des mots qui étaient là depuis très longtemps: « Grâce à elle/Demoiselle Caravelle/Grâce à elle/J’ai déjà mes aîles ». Cela peut surprendre, on voit ses obsessions. Rien ne vient par hasard… Le style, c’est aussi quelques mots, toujours les mêmes, même s’ils ont varié, des façons de dire, des obsessions…

Filigranes: Y-a-t-il une intemporalité de la chanson?

Christian Alix: Je me suis souvent demandé si je n'étais pas un épigone de la chanson rive gauche et si je ne poursuivais pas un genre ancien. Je ne me sens pas expérimentateur, pas avant-gardiste acharné, mais cela me plairait de faire des tentatives dans d'autres directions, mêlant texte et sons. La remarque d’Alban Berg « Il y a certainement encore de la belle musique à faire en do majeur, mais on pourrait quand même essayer autre chose! » est pour moi un rappel très fort (Cela m’a même obligé à une autocritique dans « Ma dernière chanson en do majeur »!) J'aime le rapport intime du texte et de la musique. C'est une très longue maturation culturelle que je voudrais cultiver, une historie de mille ans qu’on ne peut pas larguer comme ça et qui a toujours beaucoup évolué

Marqué par mon origine populaire, je voudrais faire des chansons chantables, que l'on puisse reprendre et fredonner, sans toutes ces béquilles techniques actuelles. Si aujourd'hui l'échange ne marche pas, c'est que les gens ne chantent que ce qu'ils connaissent et ça ne communique plus entre les cultures musicales. Moi, je persiste et je signe, comme Aragon: "Comme au passant qui passe on reprend la chanson". Ce qui ne veut pas dire qu’on en reste à la chanson musée. Vive la chanson vivante, mais coupez le courant de temps en temps! On ne sait jamais, si on manquait un jour d’électricité!“